Comment l'esprit soigne-t-il (parfois) le corps ?

Publié par Marie-Catherine Mérat, le 8 janvier 2019   11k

Les faits sont là, spectaculaires, irréfutables. Il est possible d'améliorer son état de santé, voire de guérir, par la seule force de l'esprit. S'il ne fallait qu'une expérience pour s'en convaincre, il suffirait de citer celle de Jon Stoessl. En 2004, le neuroscientifique canadien injecte un composé placebo, par principe dénué de substance active, à des patients parkinsoniens. Ces derniers sont persuadés de recevoir un traitement qui va drastiquement améliorer leurs performances motrices. Tremblements, rigidité musculaire... Parkinson paralyse peu à peu les patients qui en sont atteints. Quelques minutes après l'injection, l'effet est spectaculaire. La moitié des patients ressentent une amélioration de leur état, leurs mouvements sont plus rapides et plus fluides. Plus surprenant, l'imagerie cérébrale révèle que l'activité de leur cerveau s'est radicalement modifiée. Dans le striatum, une petite région nichée en profondeur, les taux de dopamine, un neurotransmetteur essentiel pour le contrôle des mouvements, explosent de plus de 200 %! Le phénomène est sidérant, presque incompréhensible. Comment l'expliquer ? Comment le seul espoir d'aller mieux suffit-il à réduire les symptômes d'une maladie ? Comment, en prenant le contrôle de son esprit, parvient-on à supporter des douleurs jugées intolérables en temps normal, à stimuler ses défenses immunitaires voire à modifier l'expression de ses gènes ? Des questions qu'une seule suffit à résumer : comment peut-on soigner son corps par la seule force de son esprit ?

Une interrogation fondamentale, teintée de scepticisme et de mystère, qui intéresse néanmoins de plus en plus de scientifiques. Ils travaillent sur l'effet placebo, la méditation, le neurofeedback. Cette interrogation est au cœur de leurs travaux.

Ce sont les recherches menées sur l'effet placebo qui fournissent les réponses les plus convaincantes. Sans doute parce que l'étude de ce phénomène, qui veut que l'administration d'une substance inerte ou d'une opération factice induisent des bénéfices thérapeutiques réels, a débuté il y a plus de 60 ans. Aussi parce que l'effet placebo est tellement puissant qu'il est impossible à nier. A tel point que les scientifiques sont aujourd'hui contraints de le contrôler dans toutes leurs études cliniques. Impossible d'évaluer l'efficacité d'un médicament sans comparer son effet à celui d'un placebo. Pour beaucoup de sceptiques, il s'agit là d'un phénomène purement « psychologique ». Psychologique certes, mais qui possède des causes biologiques bien réelles, comme l'a démontré pour la première fois Jon Levine en 1978.

Cette année là, ce médecin californien met en œuvre une expérience astucieuse. Il donne un placebo ou de la morphine à des patients qui viennent de subir une extraction des dents de sagesse. Tous sont persuadés de recevoir un puissant antalgique. Parmi les patients sous placebo, 39 % ressentent un soulagement de leurs douleurs dentaires. Quelques heures plus tard, Levine leur injecte de la naloxone, un composé qui bloque les récepteurs à la morphine dans le cerveau. Et là surprise : les patients sensibles au placebo voient leurs douleurs ressurgir. La naloxone a bloqué l'effet placebo ! Une seule explication possible : sous l'effet de la suggestion, leur cerveau a produit ses propres antalgiques, des endorphines qui se fixent sur les mêmes récepteurs que la morphine dans le cerveau, soulageant efficacement leurs douleurs. En bloquant l'action des endorphines, la naloxone a annulé leur effet antalgique. Plus de doute : les pouvoirs de l'esprit sur le corps sont bien réels.

« L'organisme humain est capable de fabriquer tous les médicaments de la création, s'enthousiasme le psychiatre Patrick Lemoine, l'un des rares spécialistes français de l'effet placebo. Il est capable de fabriquer des antidépresseurs endogènes, des anticancéreux endogènes, de la morphine, des anti-inflammatoires... ». Mais le nœud du problème reste entier. Comment d'un désir, d'une attente, surgit une molécule ? « Où est la structure décisionnelle ? ». Gaëlle Desbordes, neurobiologiste au Centre Martinos d'imagerie biomédicale dans le Massachussetts, qui travaille sur les effets de la méditation, le concède : « D'un phénomène mental à un phénomène physiologique, comment ça se passe ? On ne sait pas. Le lien entre le corps et l'esprit n'est pas encore clairement élucidé. On voit qu'il existe un lien mais on cherche encore le point de départ ». 

Si ce « point de départ » est encore un mystère, une structure cérébrale apparaît néanmoins essentielle dans ce dialogue esprit-corps, le cortex préfrontal. Cette région située en avant du cerveau est le siège des fonctions executives. Sans lui, pas d'anticipation, de plannification, de contrôle cognitif. Ainsi chez des malades alzheimer, dont le cortex préfrontal dégénère, l'effet placebo disparaît. Impossible que s'élabore chez eux l'attente, l'anticipation d'un bénéfice thérapeutique futur.

Or le cortex préfrontal n'apparaît pas essentiel seulement dans l'effet placebo, il jouerait également un rôle clé dans la méditation, comme l'ont récemment montré des neuroscientifiques canadiens. En 2009, Joshua Grant et Pierre Rainville, de l'université de Montréal, comparent la résistance à la douleur de 13 méditants expérimentés, totalisant plus de 1000 heures de méditation chacun, et de 13 sujets lambda. Une plaque de plus en plus chaude est pressée sur leur mollet gauche. Alors qu'à 53°C, la douleur est jugée intolérable par les non-méditants, elle est simplement qualifiée de modérée par les méditants experts. Leur sensibilité à la douleur semble avoir diminué ! Intrigués, les scientifiques décident d'explorer leur cerveau grâce à l'imagerie par résonance magnétique fonctionnelle : les sujets sont allongés dans un scanner, tandis que le même stimulus douloureux leur est à nouveau infligé. Les résultats sont surprenants : alors que des régions du cortex préfrontal s'activent chez les non-méditants, ces mêmes régions sont quasiment désactivées chez les méditants ! « Ces activations sont impliquées dans l'anticipation anxieuse et dans la rumination de la douleur passée », observe Pierre Rainville. Plus surprenant : chez les méditants, ces régions du cortex préfrontal apparaissent déconnectées des aires sensorielles, où est traitée l'information douloureuse. « Chez un sujet lambda, le couplage entre régions cognitives et sensorielles aurait un effet d'exacerbation de la souffrance, à cause de cet investissement dans l'anticipation anxieuse, l'appréhension de ce qui va survenir », interprète Pierre Rainville. Et de conclure : « Les méditants ont une expérience différente de la douleur ».

Ces mêmes régions préfrontales, qui semblent tisser un lien entre esprit et corps dans l'effet placebo et la méditation, joueraient encore un rôle clé dans la pratique du neurofeedback. Car parvenir à contrôler finement l'activité d'une région particulière de son cerveau, voire d'un petit groupe de neurones très localisé, ne serait possible sans la mise en jeu du cortex préfrontal. « Les structures décisionnelles, situées à l'avant du cerveau, interagiraient avec d'autres r­égions par le biais de projections dites top-down pour en moduler l'activité », suppose Jean-Philippe Lachaux, du centre de recherche en neurosciences de Lyon. 

Aucune certitude dans ce domaine, seulement des hypothèses. C'est que pendant longtemps, les effets spectaculaires du neurofeedback – capable de réduire les crises de patients épileptiques ou de réguler l'activité cérébrale de patients hyperactifs – ont davantage focalisé l'attention des scientifiques – et des charlatans – que ses mécanismes biologiques. Pour Joel Lubar, pionnier du neurofeedback aux Etats-Unis, apprendre à contrôler une partie de son cerveau, ce serait un peu comme... apprendre à faire du vélo. « D'abord vous faites beaucoup d'erreurs, mais peu à peu, ce contrôle devient automatique, car des changements s'opèrent durablement dans le cerveau ». Il ne s'agit pas là d'une simple métaphore. Une étude est récemment venue appuyer cette hypothèse. En 2012, Aaron Koralek, de l'Institut de neuroscience Helen Wills à l'université de Californie, et ses collaborateurs ont appris à des rats à moduler la hauteur d'un son en contrôlant, par la pensée, l'activité de deux populations de neurones de leur cortex moteur primaire, une région impliquée dans la planification, le contrôle et l'execution des mouvements. Des électrodes implantées dans leur cerveau enregistraient l'activité de ces neurones ainsi que du striatum, une structure qui joue un rôle essentiel dans l'apprentissage des habiletés motrices (séquence de mouvements de doigts, vélo...). A chaque fois que les rats parvenaient à moduler l'activité des deux populations de neurones dans le sens souhaité par les scientifiques, et donc à augmenter ou baisser la hauteur du son, ils obtenaient une récompense, de l'eau sucrée ou une boulette de nourriture. Or pour que cet apprentissage se mette en place, un dialogue entre le cortex et le striatum s'avérait nécessaire, exactement comme lorsque l'on apprend à faire du vélo. En effet, lorsque les scientifiques ont réitéré l'expérience avec des rats modifiés génétiquement, dont les connexions entre le cortex et le striatum étaient anormales, les animaux ne parvenaient plus à contrôler les deux populations de neurones. 

Mais il ne s'agit là que de résultats préliminaires, obtenus qui plus est, sur des animaux. De là à comprendre parfaitement ce qu'il se passe dans notre boite crânienne lorsque nous prenons le contrôle de notre esprit... « On ne comprend pas bien les mécanismes impliqués dans le neurofeedback, reconnaît Karim Jerbi, du Centre de recherche en neurosciences de Lyon. Il y a une certaine approche boite noire que l'on retrouve plus globalement dans les interfaces cerveau-machines ».

Une chose est sûre, le pouvoir de l'esprit sur le corps n'est pas toujours conscient. S'il semble possible de contrôler sa douleur, agir volontairement sur ses taux d'hormones ou son système immunitaire paraît plus hasardeux. En 2003, Francisco Benedetti, expert mondialement reconnu de l'effet placebo, a imaginé une expérience pour le démontrer. Il a administré, pendant deux jours consécutifs, du sumatriptan à des volontaires. Ce composé a pour effet de stimuler la sécrétion d'hormones de croissance et de réduire celle de cortisol, une hormone stéroïde. Au troisième jour, le scientifique a remplacé le sumatriptan par un placebo... qui a produit les mêmes effets que le médicament ! Les taux plasmatiques d'hormone de croissance ont augmenté et ceux de cortisol ont diminué. Le scientifique a eu beau persuader les sujets que le placebo allait produire les effets inverses – diminuer les taux d'hormone de croissance et augmenter ceux de cortisol – ses suggestions verbales, habituellement efficaces dans des expériences sur la douleur ou Parkinson, n'y ont rien changé. Il s'agissait là d'un conditionnement parfaitement inconscient. 

Comment expliquer que l'on soit capable de contrôler sa douleur mais pas son taux d'hormones ? Pour Francisco Benedetti, l'explication est simple : l'attente consciente d'un bénéfice thérapeutique futur aurait le pouvoir de moduler uniquement des fonctions physiologiques conscientes elles aussi, telles la douleur, la motricité, l'humeur... tandis qu'un simple conditionnement inconscient agirait sur des fonctions physiologiques également inconscientes, comme la sécrétion d'hormones ou le système immunitaire. 

C'est également un phénomène en partie inconscient qui expliquerait ainsi les bénéfices de la méditation sur le système immunitaire. En 2003, le psychologue Richard Davidson, de l'université du Wisconsin, montrait en effet que des méditants produisent davantage d'anticorps que des sujets lambda suite à une vaccination antigrippale. Difficile de croire qu'ils auraient eu le pouvoir de contrôler consciemment leur système immunitaire. Il est en revanche plus probable que la méditation ait agi indirectement, en réduisant le stress chez ces individus, stress dont les méfaits sur l'immunité sont bien connus. 

Que le pouvoir de l'esprit sur le corps soit conscient ou non, ses effets sont bien réels. Or ce pouvoir, il est possible de l'exercer. Certes, il est aujourd'hui difficile de contrôler l'effet placebo. Un patient aura beau croire de toutes ses forces aux vertus miraculeuses d'une pilule de sucre, il n'est pas certain que celle-ci produise les effets escomptés. « Aujourd'hui, on ne sait pas prédire qui sera un placebo-répondeur », reconnaît Francisco Benedetti. Impossible, donc, de déclencher l'effet placebo sur commande.

En revanche, il est tout à fait possible de s'entraîner à contrôler son esprit via la méditation ou le neurofeedback et d'ainsi modifier durablement l'activité de son cerveau. En 2013, Jimmy Ghaziri, neuroscientifique à l'université de Montréal, montrait ainsi que le neurofeedback EEG produit des changements dans la structure même de l'encéphale. Dans son expérience, des volontaires devaient s'entraîner à augmenter les ondes beta, des rythmes cérébraux associés aux capacités d'attention, dans deux régions de leur cerveau, le cortex préfrontal et le cortex pariétal. Ces ondes étaient enregistrées par des électrodes placées sur leur crâne. Les volontaires pouvaient visionner cette activité électrique en direct, sur un écran, sous la forme de deux barres verticales. « Ils avaient comme consigne d'augmenter les ondes beta, en se concentrant le mieux possible. Dès qu'ils réussissaient à battre un certain seuil, une musique et une animation se mettaient en marche », rapporte Jimmy Ghaziri. Avant et après l'entraînement, 40 heures au total, à raison de 3 heures par semaine pendant 13 semaines, les scientifiques leur ont fait passer un scanner IRM, afin de visualiser les éventuelles modifications survenues dans leur cerveau. Or à l'issue des 13 semaines, les changements sont nets : le volume de matière blanche, où se concentrent les fibres nerveuses, a augmenté dans les régions entraînées.  Aucun changement en revanche dans le cerveau de sujets ayant suivi un entraînement factice, dont le feedback, le retour visuel sur écran, ne correspondait pas à leur activité cérébrale. « C'est donc bien la rétro-action entre le sujet et sa propre activité cérébrale qui crée le changement ».

Mais c'est la méditation qui semble produire les modifications les plus spectaculaires dans le cerveau, comme l'on montré Antoine Lutz et Richard Davidson, à l'université du Wisconsin. En 2004, les neuroscientifiques entreprennent d'enregistrer l'activité électrique émanant du cerveau de moines bouddhistes en pleine méditation. Des électrodes sont placées sur le crâne des volontaires, dont certains totalisent jusqu'à 50 000 heures de pratique méditative. Le résultat est surprenant : certains rythmes cérébraux, les ondes gamma, dont la fréquence est comprise entre 25 et 45 hertz, apparaissent hautement synchronisés entre des régions cérébrales distantes, entre les aires frontales et pariétales notamment. Une synchronisation bien supérieure à celle d'un cerveau normal au repos. Tout l'encéphale semble « battre » en harmonie ! « Ces oscillations reflètent la coordination d'une large assemblée de neurones, explique Antoine Lutz. Elles pourraient être le signe d'une certaine stabilité des processus mentaux ». 

Or ces oscillations, les scientifiques savent aujourd'hui les reproduire artificiellement. En 2009, Christopher Moore et Jessica Cardin, chercheurs au MIT, sont en effet parvenus à générer des ondes gamma sur commande chez des souris, grâce à l'optogénétique. Ce procédé ingénieux permet de rendre des neurones sensibles à la lumière et d'ainsi pouvoir les stimuler à volonté, à l'aide d'une simple fibre optique. En activant certains neurones du cortex préfrontal, l'équipe est ainsi parvenue à générer des oscillations gamma très similaires à celles qui caractérisent la méditation. 

Est-ce à dire qu'il sera bientôt possible de déclencher chez l'homme un état méditatif sur commande ? On n'en est pas encore là. Et rien ne dit que cette méditation artificielle produirait les mêmes bénéfices pour la santé. 

Encore faudrait-il comprendre ce que signifient exactement ces ondes. Sont-elles le signe d'une reconfiguration totale de l'activité cérébrale ? Quelles conséquences pour l'organisme ? Beaucoup de questions, mais encore bien peu de réponses. Si les pouvoirs de l'esprit sur le corps ne font plus aucun doute aujourd'hui, les rouages de ce dialogue fécond sont encore bien mystérieux. Or il est à craindre que la médecine occidentale ne s'intéresse véritablement à la méditation, au neurofeedback... qu'une fois leurs mécanismes biologiques dévoilés. A défaut, ces pratiques continueront à susciter le sentiment de scepticisme qui les a si longtemps desservi, et resteront confinées dans un champ qui n'est pas celui de la science, mais celui de la magie.


(Cet article a été écrit en 2013)